Discours de réception comme membre d’honneur de l’OTTIAQ de François Lavallée, trad. a., prononcé le 5 novembre 2020 à midi

Coop Edgar

Discours de réception comme membre d’honneur de l’OTTIAQ de François Lavallée, trad. a., prononcé le 5 novembre 2020 à midi

Monsieur le Président,
Madame la Directrice générale,
Mesdames et Messieurs les invités d’honneur,
Chers collègues et amis,

Je fais partie de la toute dernière génération de traducteurs ayant connu le crayon au plomb et la gomme à effacer comme outils de travail. Près de 40 ans plus tard, je suis invité à réfléchir avec des collègues à l’incidence de la traduction automatique, et même neuronale, sur notre profession. Entre temps, j’ai vu de vieux collègues, dans les années 1980, espérer de tout cœur pouvoir prendre leur retraite avant qu’on leur impose le traitement de texte.

Je garde de ces années archaïques un souvenir émouvant. Je ne résiste pas à la tentation, du fond de mon sous-sol de confinement en cette année 2020, d’arracher de ma bibliothèque quelques objets qui faisaient notre quotidien à l’époque, à savoir des dictionnaires sur papier. Vous avez ici le Webster’s pas en ligne, avec lequel j’ai fait mes premières armes dans l’approfondissement de la langue de Shakespeare comme futur traducteur, ou encore le fameux Ginguay, que reconnaîtront tous ceux de ma génération, premier grand dictionnaire d’informatique datant de l’époque où l’on apprenait des mots bien mystérieux comme logiciel et mémoire vive. Pour être franc, même si j’apprécie l’avènement d’Internet, grâce à quoi il ne m’est plus nécessaire de m’absenter deux heures pour trouver un article de loi à la bibliothèque, j’ai tout de même la nostalgie de l’époque où traduire, c’était passer la journée entouré de livres ouverts.

Je me vois encore aborder ma toute première traduction pour mon premier cours de version à l’Université Laval, en septembre 1982. C’était un article du Globe and Mail, photocopié, comme il était d’usage à l’époque. Si je me souviens de ce moment, c’est à cause de l’excitation que j’éprouvais alors et qui ne s’est jamais éteinte par la suite : j’allais m’attaquer à un texte, pour mettre en français ce qui existait en anglais. Déjà, j’étais fasciné par le mystère de la traduction : comment se fait-il qu’il soit si difficile de prendre un texte qui est clair et net dans une langue étrangère pour exprimer les mêmes idées de façon tout aussi claire et nette dans ma propre langue?

Les voies qui mènent à notre profession sont multiples. Très souvent, c’est l’appel de l’exotisme qui pousse les gens vers cette activité. Pour ma part, je me suis certes intéressé aux langues étrangères très tôt dans ma vie, mais le moteur premier de mon attrait pour la traduction, ce fut ma passion pour la langue tout court. Les mots, les lettres même, m’ont toujours fasciné. Je me revois à l’âge de quatre ou cinq ans, harcelant ma mère pour qu’elle m’apprenne à lire alors que celle-ci préférait que j’attende d’entrer à l’école. Mon acharnement a eu raison de ses préventions. Dès ce moment, je me suis mis à lire tout ce qui bougeait. Après les romans jeunesse, j’ai découvert Balzac à 14 ans, Molière l’année suivante. Pour l’écriture, même précocité : en première année du primaire, lorsque l’institutrice nous a demandé ce que nous voulions faire dans la vie, au milieu des petits garçons qui voulaient tous être pompiers et joueurs de hockey, j’ai laissé tomber un mot que la plupart n’avaient encore jamais entendu : écrivain.

La passion de la langue, donc, d’abord et avant tout, et en l’occurrence, de la langue française. Adolescent, j’ai appris des mots, je me suis frotté à la versification, j’ai exploré l’étymologie, j’ai dévoré des livres sur le style, je me suis extasié devant l’évolution de la langue depuis Michel de Montaigne jusqu’à Michel Tremblay, et aussi devant les disparités entre ma première langue maternelle, le québécois, et celle qui me venait d’outre-mer. J’ai ici une pensée particulière pour la revue hebdomadaire Pif Gadget, qui a tant fait pour élargir mon vocabulaire, donc mon esprit et ma capacité de penser le monde, mais il faudrait aussi citer Tintin et tant d’autres.

C’est ainsi qu’indéfectiblement, de Lucky Luke au Misanthrope, je me suis attaché à découvrir cette langue qui réunit tant d’univers depuis plus de cinq siècles, tout en me l’appropriant en tant que Québécois entré dans le monde intellectuel durant le dernier quart du XXe siècle.

La langue évolue, mais le discours sur la langue aussi. Et ce n’est pas sans une certaine tristesse que j’ai vu survenir, au fil de ma carrière, un certain discours réducteur sur la langue. Un discours qui veut faire de la langue non pas un outil de dépassement, mais un plus bas dénominateur commun. Les origines de ce discours sont faciles à cerner, au moins sur deux plans. Sur le plan psychologique, il trouve ses racines dans l’humiliation que trop d’enfants ont connue dans l’apprentissage et la pratique du français. Ces enfants, devenus grands, lancent leur cri du cœur à toute la communauté : « Plus jamais! »

Sur le plan socio-historique, notre civilisation marche depuis longtemps vers la désélitisation, si vous me permettez ce néologisme. Vous me direz peut-être qu’il serait plus simple de parler de « démocratisation », mais ce terme est piégé, car il peut être interprété dans deux sens inverses. Dans le domaine de la langue, la démocratisation pourrait consister à alphabétiser toute la population, pour que la maîtrise de l’écrit ne soit pas l’apanage d’une élite qui en abuse. C’est le grand idéal hugolien du dix-neuvième siècle, qui a débouché sur l’instruction obligatoire, règle acquise depuis longtemps dans les pays occidentaux. Mais la notion de démocratisation peut aussi signifier qu’au lieu d’élever tout le monde pour donner à tous un accès au meilleur, il s’agisse de rabaisser les sommets pour mettre ceux-ci à la portée d’une population qu’on juge incapable d’apprendre. C’est ainsi qu’au lieu d’investir dans l’alphabétisation de ceux qui savent moins, par exemple, on investit énormément d’argent, de temps et d’énergie pour inciter ceux qui savent plus à sabrer leur lexique et à réduire la longueur de leurs phrases selon une règle mathématique. C’est ainsi que, pour la première fois depuis les grands idéaux démocratiques qui remontent aux Lumières, la société renonce à progresser pour plutôt se donner comme horizon la régression et le rabougrissement. Au lieu de tirer l’ensemble vers le haut, on coupe les têtes qui dépassent.

Je sais que mes propos peuvent sembler insensibles, voire déconnectés d’une réalité, pour les tenants de cette approche. Mais la perspective que je valorise ne repose ni sur l’insensibilité, ni sur la déconnexion, et encore moins sur l’élitisme; c’est au contraire une vision élargie du problème. Et d’ailleurs, ce n’est certainement pas elle, ma vision, qui est la plus méprisante pour le grand nombre. Tout le monde, moi le premier, reconnaît que tout citoyen doit comprendre les communications que lui adresse l’administration, par exemple. Et il était légitime qu’on sensibilise les spécialistes engoncés dans leur jargon et les rédacteurs maladroits de l’État à la nécessité de clarifier leurs propos. Mais l’enfer étant pavé de bonnes intentions, on en arrive, en poussant le curseur trop loin, à mutiler délibérément la langue de tous pour remédier au problème d’une minorité, peut-être parce que, collectivement, nous trouvons que c’est plus simple de procéder ainsi que de se demander pourquoi le tiers de la population est analphabète fonctionnelle dans une société où l’instruction est gratuite et obligatoire.

Le discours sur la langue évolue aussi sur la question de l’orthographe et de la grammaire. Là où, pendant des générations, il était naturel de considérer que l’apprentissage de l’orthographe, de la grammaire et de la syntaxe étaient des leviers privilégiés pour apprendre à penser, à raisonner, à analyser et à synthétiser, on en vient de plus en plus à considérer ces dimensions de la langue comme de simples trouble-fêtes entravant la liberté, l’individualité et la spontanéité. Le fait est que la langue, malgré tout l’édifice de ses règles érigé au fil des générations, n’a jamais été une entrave à la spontanéité, pas plus que l’harmonie en musique ou les mathématiques en architecture. De tous temps, dans tous les secteurs, des locuteurs – à l’écrit ou à l’oral – ont fait évoluer la langue, se la sont appropriée, se sont permis des écarts et des libertés, que ce soit pour nommer des réalités nouvelles, pour changer notre regard sur la réalité, ou simplement pour s’amuser avec la langue, en tester les contours, voire carrément jouer les iconoclastes. Que la langue évolue, c’est une évidence, et même une nécessité. Que chacun ait son idiolecte, avec ses qualités et ses aspérités, c’est aussi naturel, et c’est cette diversité qui en fait une richesse collective. Mais ce qu’il y a de beau dans la langue, c’est justement qu’elle n’est pas individuelle. La langue est un héritage collectif. Personne n’a inventé la langue qu’il parle. Nous l’avons tous appris de nos parents, qui, eux, en avaient aussi hérité des générations précédentes, avec d’inéluctables transformations. Et le français a cette particularité d’avoir été aimé, porté aux nues, travaillé, étudié, décortiqué, perfectionné, ciselé, développé par des esprits qui nous dépassent et qui nous l’ont ensuite transmise. Rabelais, Racine, Voltaire, Hugo, Saint-Exupéry, pour n’en nommer qu’un par siècle, nous ont appris à penser, à s’émouvoir, à rire en développant la langue. Prétendre aujourd’hui que cette langue perfectionnée n’est qu’un instrument de domination, c’est porter un jugement qui passe à côté des motivations profondes de ceux qui l’ont façonnée dans le but de nous léguer un instrument de plaisir esthétique et de croissance, c’est-à-dire un instrument d’humanité au sens le plus riche et le plus noble du terme. 

Peut-être qu’il vous paraît incongru que j’évoque Racine et Voltaire en m’adressant à un public qui traduit au quotidien des bulletins internes, des communiqués et des instructions de connexion à une plate-forme infonuagique. Certes, on n’écrit pas une page Web sur les conditions d’admissibilité à une subvention avec les mots de Montesquieu ou de Camus, mais la philosophie qui nous incitera à choisir le mot juste et la juste formulation, c’est eux qui l’ont développée avant nous, et c’est sur ces précédents et ces outils que nous pouvons nous appuyer pour rendre clairement le message que nous avons pour mission de faire passer.

Je le répète : il ne s’agit pas de figer la langue dans un immobilisme mortifère. Il ne s’agit pas non plus de renoncer à l’idéal de clarté qui sous-tend tout le mouvement du plain language. En fait, je le dis régulièrement dans mes formations : tout en mettant en garde mes confrères et consœurs contre l’appauvrissement de la langue dont nous ne devons pas nous faire complices, je dois ajouter que lorsque je révise des traductions, au quotidien, les trois quarts de mes interventions consistent à simplifier et à clarifier le texte. Cela est loin d’être en contradiction avec la riche tradition que je viens d’évoquer. Déjà en 1784, Antoine de Rivarol déclarait : « Ce qui n’est pas clair n’est pas français. » On peut sourire, voire être choqué, aujourd’hui, devant les sous-entendus de cette phrase, et loin de moi l’idée qu’il soit impossible d’être clair en anglais, en latin ou en finnois, mais enfin, on voit bien ici que la clarté a toujours été un des grands idéaux des géants qui ont façonné notre langue. C’est de la maîtrise de la syntaxe et de la richesse du vocabulaire que naît la clarté, pas du mépris de l’un et de l’appauvrissement de l’autre.

Dans un monde, celui du Canada, où une proportion immense des écrits circulant en français sont passés par le filtre de la traduction, les traducteurs, avec ou sans la machine qui vient les épauler, jouent un rôle primordial, je ne dirais pas pour préserver la « pureté » de la langue – notion qu’on a évacuée depuis longtemps –, mais pour en préserver tous les ressorts, sans en faire passer aucun à la trappe du nouveau purisme, afin qu’elle exprime clairement les idées de tous ceux et toutes celles qui ont quelque chose à dire.

C’est notamment à cet idéal que j’ai consacré mes trente-cinq années de carrière, et de l’honneur insigne qu’on me fait aujourd’hui, je déduis que cet idéal est partagé collectivement par ma profession. Nous pouvons donc envisager tous ensemble un avenir où toutes les langues, dans toutes leurs variations, sauront, en partie grâce à notre action consciente et professionnelle, évoluer en clarté, en nuances, en richesses et en beauté. Bonne suite de congrès à tous et à toutes!