La stèle blanche

La stèle blanche

Coop Edgar

Dominique Locas

Il était une fois un promeneur seul à Québec.

Il allait sur la Grande-Allée dans une banale répétition. Il songeait à sa grande timidité qui lui avait fait payer un si lourd tribut : des amours et des amitiés qu’il n’aurait jamais l’heur de vivre.

Arrivé au chemin Saint-Louis, il bifurqua vers sa destination, passa bientôt devant le IGA, toujours plongé dans ses pensées.

Reflet de son état d’âme, le ciel blafard d’un 21 décembre sans neige le contemplait d’un regard absent.

Enterré dans ses rêveries, il arriva au but de sa promenade : le cimetière Mount Hermon.

Il entra au cimetière, passa devant le pavillon, arriva au bouquet de grands pins blancs. C’était son moment préféré : en passant sous les pins, de promeneur, il devenait visiteur.

Il suivit un petit sentier qui se perdait dans un bois de chênes et d’érables aux branches centenaires, leurs feuilles mortes bruissant sous ses pas. Pierres, stèles et obélisques funéraires s’offraient à son regard.

Au pied d’un grand sapin était une sépulture à l’italienne, avec un portrait en ovale de la défunte. Les éléments l’avaient délavé, mais on n’en discernait pas moins la délicatesse des traits, le regard et l’expression de la belle dormeuse. Son nom était à demi effacé sur la pierre blanche : Isab… Isabella F**e.

Il contempla longuement la stèle, pétrifié de fascination.

Comme elle était belle!

Le visiteur trouva un banc vert, à un demi-jet de pierre de là… Il s’assit et se perdit dans un concert de rêves éveillés.

Il se mit à neigeoter; une de ces neiges timides qui pointillent en avril, bien discrète pour le solstice froid.

Il était là depuis une petite éternité, les yeux à demi fermés, perdu dans la solitude glauque, quand il sentit qu’il n’était plus seul.

Sortie de son ovale beige de gris, jadis vieux rose, elle était là, assise à côté de lui, toute blanche dans son visage, les mains croisées en jeune fille sur les cuisses immaculées qu’il devinait sous une robe d’autant plus blanche que ses longs cheveux étaient, semblaient noirs sous la neige naissante. Sans manteau, elle n’avait pas froid.

L’homme fut pris d’une vive terreur devant l’apparition. Son premier mouvement fut la fuite, mais s’il fuyait, il serait comme tous les autres. Pas lui! Il resta.

La peur le traversa, s’en alla et le laissa là, seul auprès de la dame blanche. Sans doute, ses cheveux étaient comme la glace, froids comme ceux de l’apparition racontée par Maupassant. Il n’en avait pas moins envie de les toucher… Comme elle était belle!

Leur rencontre fut silencieuse. Au bout d’un temps, elle sembla lui faire un sourire, et lui de le lui rendre timidement.

Elle lui prend la main de sa douce poigne d’hiver et l’entraîne délicatement, irrésistiblement, vers sa stèle blanche.

L’homme est pris de vertige, se sent tomber dans une chute infinie.

Il finit par voir qu’il se trouve dans une pièce.

Dans un antique boudoir joliment meublé, les murs couleur pêche et la boiserie noisette s’expriment chaudement sous le feu doré d’un lustre italien.

Elle se tient devant lui, grave comme une tragédienne, à présent vêtue d’une robe grenat, dont l’étoffe semble avoir été tissée dans un vin grec. Seyante, la robe homérique épouse à merveille les douces courbes de son corps menu. Elle le dévisage, silencieuse, de son regard aux feux sombres.

Les notes d’une flûte de Pan résonnent dans le petit boudoir, suaves et légères. Elle se met à danser.

Elle s’élance, lève les bras délicieusement, virevolte autour de lui, les yeux rivés sur son jeune visiteur. Souriante, elle mène une danse de plus en plus ample, et par ses mouvements elle l’invite à contempler sa féminité. Sous la lumière du lustre, son teint a pris une touche de couleur. Elle évolue, gracieuse, pieds nus sur un tapis turc.

N’y tenant plus, pris d’un courage qui le transforme, il va vers elle, la prend dans ses bras et l’embrasse doucement, lui caressant sa chevelure glacée qu’il brûlait de toucher. Elle lui répond avec ferveur, elle qui l’attendait depuis un siècle et des poussières.

Elle n’est plus froide comme l’hiver; ses lèvres sont douces et fraîches comme la petite amie qu’on embrasse sous une averse de printemps.

Dans sa chambre aux quatre murs vert d’eau, ils parlèrent, ou plutôt ils devisèrent, car la culture, l’érudition et la sensibilité artistique de cette femme n’étaient point de ce monde.

Au fil de la longue conversation, elle changeait insensiblement, inéluctablement. Son visage, passé au blanc maladif, se teintait à présent d’un fugitif vert laiteux, qui sembla s’effacer… mais non, c’était bien là.

Il s’interrompit dans sa conversation. Des cernes noirâtres commençaient à poindre sous un regard qui se vidait de ses feux.

Elle s’écria « Oh non… NON! » Elle se détourna de lui et se mit à pleurer amèrement.

Ému, il lui posa tendrement la main à l’épaule, voulut la consoler…

« Laisse-moi! Laisse-moi seule… Non! Ne me… regarde pas! », fit-elle dans ses pleurs.

Tout triste, il voulut encore l’enlacer dans ses bras…

« Non! Va-t-en! » lui lança-t-elle en se couvrant la figure d’une main émaciée, déjà plus verte que blanche.

« Je ne veux pas… q…q… que tu me voies comme ça! »

Elle se recroquevilla, son petit corps en position fœtale, et fut tout à fait secouée de sanglots.

Lui l’embrassa à la tête, sur ses beaux cheveux noirs redevenus glacés comme un lac d’hiver. Il lui dit :

Requiesce, mel meum! (Repose-toi, mon amour! *litt. « mon miel »)

Laissant la pleureuse en paix, il passa de la chambre au boudoir.

La pièce, désormais plongée dans une demi-obscurité, prenait des airs inquiétants. La lumière du lustre mourant ne dissipait plus les ténèbres, qui régnaient sans partage au fond du couloir.

Il s’assit sur le canapé.

Sur la table à café était un plat chargé de loukoums; les petits carrés de douceurs turques, bruns saupoudrés d’une farine neigeuse, semblaient l’inviter à une collation aussi délicieuse qu’exotique.

Machinalement, il fit le geste d’en prendre un. Une pensée l’arrêta : il avait lu chez les Anciens que la personne qui mangeait ou buvait quoi que ce fût dans le royaume des ombres ne pouvait plus repartir. N’était-ce pas la loi au royaume d’Hadès?

Choisissez la fin!

Première fin 

Malgré sa profonde terreur, il fait acte de foi et croque le loukoum. Aussitôt la bouchée mangée, le boudoir est tout inondé de lumière. Bientôt Isabella est près de lui, souriante dans son éternelle jeunesse. Dans la pièce se tient une multitude d’ombres à l’expression joviale. On donne un grand bal!

Noël. Il est minuit. Dans sa robe grenat, la belle dormeuse rayonne de joie sous son grand châle blanc. Ils s’embrassent devant l’autel, bénis par le roi Hadès en personne. Perséphone, la reine des enfers, pose une jolie couronne de roses sur la tête de la mariée. On donne un autre grand bal pour les jeunes tourtereaux! Après l’amour, tous deux s’endorment le cœur en paix. Fine.

Seconde fin

Il surmonte sa terreur et porte le loukoum à sa bouche, mais il s’éveille soudain. Il a dormi sur le banc vert. L’après-midi tire à sa fin. À présent il neige à gros flocons sur le cimetière. Le grand sapin est déjà presque enseveli. Le visiteur ressent un spleen qui le rend aveugle à cette féerie.

Soudain, il se rend compte qu’il a une rose à la main. Cette vue le méduse. Il regarde la stèle blanche et fait l’unique chose qui lui semble naturelle : il se lève, va à la tombe de la belle dormeuse, s’y recueille longuement. L’après-midi se termine. Dans une éclaircie nuageuse, le crépuscule donne une fête grandiose où dansent toutes les teintes chaudes; elles boivent un punch de feu, d’orange et de roses. Juin a mis son manteau d’hiver.

Le visiteur pose la rose sur la pierre blanche, qui resplendit dorée sous le ciel orange. Ce tableau ramène un peu de joie dans son cœur en deuil.

« C’est une bien belle rose pour décembre! » fait une voix de femme.

La question le tire de son recueillement mystique, mais il en sort avec une certaine grâce, car la voix est douce et jolie.

Non loin de lui se tient une promeneuse, qu’il n’avait pas vue du tout. Elle semble l’observer depuis un certain temps.

Il lui répond spontanément, songeant à une chanson entendue à la radio de son enfance : « C’est une rose pour Isabelle! »

Elle est sidérée : « Mais… je m’appelle Isabelle…! »

Il leur est impossible de repartir chacun de son côté. Ils se retrouvent tous deux pour un moka bien chaud. Il lui raconte un peu son histoire. Elle lui parle d’elle. Ils aiment beaucoup leur temps ensemble, et ils se revoient. On connaît la suite. Fine.

La nuit de Noël est venue.

Au cimetière, les grands pins dorment sous la neige du solstice. De part et d’autre on fête la Noël. Car tous, morts et vivants, ont droit à cet amour qui meut le soleil et les autres étoiles*.


* Hommage à Dante : L’amor che move il sole e l’altre stelle l’ultime vers de sa Divina Commedia.)