Les belles-sœurs de Cendrillon et leur libre arbitre

Les belles-sœurs de Cendrillon et leur libre arbitre

Coop Edgar

Dominique Locas

« Hamlet est comme une conscience en évolution dans le texte même; ce n’est pas un personnage, mais un être qui pense, qui réfléchit et qui devient. »

Ces mots du professeur Mustapha Fahmi me reviennent en tête… Je cite de mémoire ces propos entendus en 2004. Pardon à mon ancien maître si ma mémoire se fait défaillante.

Le personnage shakespearien n’est pas un type fixe agissant conformément à sa nature, type très fréquent dans la littérature française et, bien sûr, une constante des contes traditionnels. La version de Cendrillon par Perrault, la plus connue, est un exemple qui me vient naturellement en tête pour illustrer les personnages-types que je qualifierais de « statiques », par opposition aux personnages « en devenir », assimilables à une conscience active en évolution dans le récit, le personnage prenant « vie » et finissant par transcender son récit d’origine.

La marâtre et les belles-sœurs agissent toujours suivant leur nature : méchantes et envieuses, elles prennent plaisir à humilier Cendrillon et à voir sa beauté perdre de son lustre sous le rude labeur servile qu’elles lui imposent.

Une interprétation de ce conte que j’ai lue récemment sur ce blogue a attiré mon attention sur cette différence entre personnages statiques et en devenir. Dans cette interprétation, les belles-sœurs se voient qualifier de racaille par Cendrillon à son départ au bras du prince héritier. Tout est dit : la marâtre et les belles-sœurs sont de la racaille… qu’on les oublie! Tout leur être est résumé par ce vil substantif.

Or, si ces belles-sœurs étaient des personnages shakespeariens, il en irait bien autrement. Rien ne les oblige à rester racaille. Shakespeare aime le libre arbitre. Hamlet est libre de croire ou de ne pas croire au fantôme de son père. Ce libre arbitre n’est pas que pour les rois; il s’étend au plus humble des sujets.

Aujourd’hui je me sens assez anglais et romantique – combinaison dangereuse s’il en est – pour me livrer à une petite expérience shakespearienne. Je vais partir de la fin du conte.


Adoncques, Cendrillon part se marier et vivre avec le prince, qui deviendra roi. Elle oublie cette marâtre qui, selon l’interprétation susmentionnée, n’aura plus d’autre objet que ses filles vers qui tourner sa haine d’elle-même. Les voilà donc toutes condamnées à une vie de racaille sans autre horizon que la géhenne, là où sont les pleurs et les grincements de dents.

Voyons à présent comment ces belles-sœurs pourraient évoluer à partir d’ici, et soyons optimistes que diable, surtout qu’on vient de fêter Pâques! Première chose qui retient mon attention : même à la fin du récit, elles sont encore relativement jeunes, et ce, même à l’aune du conte traditionnel.

Ici joue une petite chanson sur l’air de Fanfreluche : Dominique va raconter, un beau conte, à sa manière… Dominique va raconter, un beau conte pour vous amuser!


L’aînée est appelée Javotte; elle a 23 ans et a de longs cheveux bruns qu’elle attache en un sévère chignon qui lui donne un air de sorcière manquée. Ses yeux sombres gagneraient à refléter plus de joie.

La cadette, 21 ans, se nomme Anastasie. Elle a les yeux verts… Verts comme les sapins des Ardennes! Sa chevelure est d’un doré profond où jouent mille teintes châtaines dont les chatoiements se déclinent poétiquement au gré de la lumière ambiante. Si le conte donne l’or à Cendrillon, il accorde le bronze chatoyant à Anastasie. À elle d’y tirer son épingle!

La mère acariâtre, la dame de Trémaine, a vu passer 44 printemps. Elle fut belle autrefois. Son ego croule sous son orgueil féminin blessé par le passage des années. Elle reste aveugle à tout ce qui pourrait lui donner de la joie, notamment ses deux belles grandes filles, qu’elle persécute sans trêve depuis le départ de Cendrillon. Je concède ici à la tradition de Perrault et conserverai ce personnage dans sa nature aussi méchante que prévisible. Elle restera telle jusqu’à cette nuit où elle mourra pendant son sommeil, étouffée dans son fiel. Une âme sans rachat.

Un jour, Javotte va au marché et y rencontre un chevalier qui est de passage. Ce chevalier voit en elle cette grâce, cette rose de féminité cachée dans l’ombre du conte où elle évoluait jusque là. Il l’aborde. Lui sourit. Lui dit qu’il aimerait la revoir.

Javotte est tout étonnée, peu habituée à de pareilles marques d’attention. Cet homme semble si authentique et sincère, et puis, il est bien beau en plus! Elle accepte et ils commencent à se promener ensemble à l’insu de la marâtre, qui étoufferait de rage à voir l’une de ses filles heureuse pour faire changement. Lors d’une promenade, elle lui confie qu’en fait, elle fut baptisée Rose et que Javotte n’est qu’un surnom. Dès lors, il ne l’appelle plus que par ce nom. Rose sourit, le chevalier a le cœur gai. Ils vont tout guillerets par les sentiers, main dans la main… Rose trouve qu’il fait beau! Et puis, ce sera bientôt le joli mois de mai.

Au fil des conversations avec son amoureux secret, qui prolonge son séjour dans la contrée, Rose commence à réfléchir sur elle; une merveilleuse avenue s’ouvre devant ses yeux éblouis. Elle comprend qu’elle aussi a le droit d’être heureuse, que joie et beauté ne sont pas seulement l’apanage des « élus ». Un matin, devant son miroir, elle décide de laisser ses cheveux tomber libres contre ses épaules, qu’elle a blanches et jolies. Elle a plus que tout envie de plaire à cet homme qui déjà hante ses pensées.

Quand il l’aperçoit ainsi, avec ses beaux grands cheveux presque noirs, le chevalier est ému aux larmes! Le conte déclare Cendrillon supérieure en tout, soit, mais ce chevalier est vassal d’un comte et non d’un conte… Il aime Rose! Il lui déclare son amour, lui confie qu’il ne souhaiterait pas d’autre fille qu’elle par tout le royaume. Ils s’embrassent tendrement en se promettant l’amour pour toujours.

Le chevalier est heureux de sa bonne fortune. Il sait que Rose n’est pas parfaite, ni lui non plus, mais il est convaincu qu’ils seront heureux quand même. Il n’envie personne. Lui-même a déjà été un jouvenceau vaniteux et envieux du bonheur d’autrui, mais il a changé. Merci Shakespeare!

La mère et la jeune sœur voient le changement s’opérer en Rose. Elles sont jalouses! Mais Rose parle à sa sœur cadette, qui la respecte pour son âge. Elle lui confie qu’elle voit un chevalier depuis quelque temps, et qu’elle souhaite l’épouser, car elle ne supporterait pas de vivre sans lui. Elle lui déclare aussi qu’elles deux ont fait fausse route en enviant les autres, et qu’il est grand temps de simplement cultiver leur bonheur à elles. Rose sait que sa sœur sera d’abord jalouse et envieuse, mais elle la raisonne, car elle la connaît bien. Elle la conseille sur sa tenue, la façon de porter ses cheveux, ses atours, etc.

Histoire courte, la marâtre entre dans une rage folle quand elle découvre le pot aux roses! Elle fait tout pour empêcher ses filles de s’émanciper, mais c’est trop tard! Elles ont commencé leur révolution tranquille. Elles refusent qu’une marâtre ou un conte leur dise comment penser.

Rose part avec son chevalier. Ils se marient, se disputent parfois, mais se réconcilient toujours dans de torrides séances de sexe qui produisent leur lot d’enfants. Et vogue la galère, écrivait Rabelais de sa plume croustillante. Ils vivent simplement dans le modeste castel que le chevalier se fit offrir naguère par le vieux roi en récompense pour services rendus lors d’une interminable guerre de succession.

Sa sœur Anastasie vit un parcours différent.

Jeune adolescente, elle s’était rendue compte qu’elle se sentait attirée par les filles et point du tout par les garçons. Quand Cendrillon vivait chez elle, il lui arrivait de l’épier lorsqu’elle se changeait. Elle avait toujours refusé de s’avouer son penchant à elle-même. La voilà qui réfléchit peu après son entretien à cœur ouvert avec sa sœur aînée… Au village vit la veuve d’un meunier, et cette veuve la regarde souvent dans la rue. Elle la déshabille des yeux! Or, elle est bien de son goût, cette veuve-là! Elle finit par aller vivre avec icelle, et tant pis pour les conventions! Tant pis pour cette marâtre pétrie de méchanceté! Sa conjointe l’appelle Anna. C’est plus joli!


Un beau jour, la reine Cendrillon fait la tournée de son royaume avec le roi son mari. Ils arrivent dans la petite châtellenie dont notre chevalier amoureux est l’humble sire. Marié à Rose, il est heureux comme un roi! Tout jeune écuyer, il passait des heures à contempler la dame de pique de son jeu de cartes. Le jour où il vit Rose sur la place du marché, il sut immédiatement que c’était elle, la dame de son cœur!

Cendrillon retrouve son ancienne belle-sœur, qui l’accueille tout heureuse au bras de son mari à qui elle a donné deux beaux fils et trois filles magnifiques. Or, Sa Majesté Cendrillon n’arrive pas à donner de fils héritier à son mari régnant! Et voilà, horribile dictu, qu’elle est jalouse du bonheur de Rose! Rose à qui elle avait dit naguère, à elle et à sa sœur, qu’elles étaient trop insignifiantes pour occuper ses pensées.

Ah, maudite nature humaine, si bien jouée par Shakespeare!